III. Les noms de réel de Lacan

[mercredi 10 février 2010]

Au seuil de ce Cours intitulé « Vie de Lacan », j’ai évoqué les Vies parallèles de Plutarque qui sont consacrées à ce que la tradition décore du nom de « grands hommes ».

grand homme et commune mesure

Les grands hommes, ce sont les magnanimes, dont Aristote a dessiné la figure dans son Éthique à Nicomaque. Je suis amené à cette référence par la question de savoir s’il convient, s’il est décent de faire de Lacan un grand homme. J’avoue que c’est une tentation. Et pourtant je sens, j’intuitionne, qu’il ne faut pas essayer. Ce qui m’aide à y résister, c’est le souvenir du dit foudroyant de Baudelaire que l’on trouve dans l’un de ses projets de préface aux Fleurs du mal et qui est le suivant : « Le grand homme est bête ». Et sans doute, on résiste à faire de Lacan quelqu’un de bête. Les éditions critiques renvoient à une lettre de Baudelaire qui précise en quel sens il entend « grand homme » : « Tous les grands hommes sont bêtes. Tous les hommes représentatifs ou représentants de multitudes. C’est une punition que Dieu leur inflige ». Il entend par là qu’il y a une appartenance essentielle entre la grandeur qu’on assigne à un homme et la bêtise. Cela tient à ce qu’a de propre la définition baudelairienne du grand homme comme de l’homme représentatif. L’homme représentatif de multitudes. Disons, appelons-le l’homme multiple, l’homme miroir de la multitude. C’est en ce sens que les Vies de Plutarque ont servi de matrice à l’écriture des vies au cours du temps, depuis la vie des saints que j’évoquais la dernière fois jusqu’à la vie des héros et des génies qui se sont multipliés à partir de l’âge romantique. Les vies exploitent toujours la structure du stade du miroir. Le « grand homme » est une fonction du grand nombre. C’est l’individu où le grand nombre est susceptible de se reconnaître. Et ainsi sa figure fonctionne comme ce qu’on pourrait appeler un plus grand dénominateur commun, qui représente à chacun qu’il n’est que ce que vous êtes mais en mieux, en plus. Le portrait de grand homme est ainsi parcouru par la tension du vouloir être, du vouloir être lui, du vouloir être comme lui. Et j’aimerais que ce que j’appelle « Vie de Lacan » fût dispensé de cette tension. Dresser son personnage suffisamment à distance pour que l’éventuelle admiration soit rompue par un « très peu pour moi ». Le grand homme, c’est toujours « l’homme mesure », l’homme auquel on se mesure, ce qui suppose dans le moment même où on peut le trouver mieux, on établit avec lui une relation de commune mesure. C’est dans l’élément de la commune mesure que surgit l’admiration pour celui qui dans ces coordonnées s’avère plus. Et c’est en cela qu’il est exemplaire, c’est-à-dire qu’il ouvre pour vous l’espace imaginaire de l’imitation. Eh bien, si le grand homme est plus, Lacan est trop.

le plus et le trop

Et je voudrais tenter de distinguer sévèrement le plus et le trop. Quand je dis Lacan est trop, je me permets d’utiliser un tour qui est contemporain où l’adverbe est employé absolument ; donc comment distinguer le plus et le trop, alors qu’il y a sans doute une partie commune entre les deux. On n’a pas – dirais-je – le même rapport avec l’un et avec l’autre. Avec le plus on entretient une relation – ai-je dit – de commune mesure. L’effet du trop, c’est que ce n’est plus l’autre qui est l’homme mesure, c’est vous qui supportez la mesure, par rapport à laquelle l’excès est indexé. Dans le rapport au grand homme, c’est lui l’homme mesure. Par rapport à l’homme trop, c’est vous qui êtes la mesure. Le trop, tel que je m’efforce de le présenter, de le construire, le trop fait surgir, fait émerger, fait apparaître en chacun sa propre limite. Il fait apparaître votre « pas plus loin » et on peut dire qu’il suscite une intolérance. Et Dieu sait si Lacan, porté aux nues par un petit nombre, a suscité dans le grand nombre une intolérance. Alors, évidemment, son petit nombre est devenu nombreux. Il a même pu rendre hommage à son auditoire comme au nombre. Mais, mesuré à l’aune de ce qui s’appelle la société, ça restait évidemment toujours fort réduit. Mais je ne vise pas ici cette affaire de quantité. Je voudrais dégager l’effet sur chacun. Et sur chacun Lacan suscitait dans sa vie, manifestait pour chacun, pour vous, ce qui est la limite du supportable.

J’ai pu recueillir dans l’intervalle qui a séparé cette occasion et la semaine dernière, quelques anecdotes sur Lacan que j’avais imaginé pouvoir vous rapporter jusqu’à ce que je m’aperçoive, comme les personnes mêmes d’ailleurs qui me les avaient confiées, que ces anecdotes étaient moins des anecdotes sur Lacan que sur elles-mêmes, marquant par où Lacan avait atteint pour elles ce qu’on peut appeler la limite du supportable, par rapport à quoi chacun a à se placer. Et, je pourrais en inférer la position de Lacan, la position de Lacan dans sa vie, à savoir d’incarner pour l’autre un impossible à supporter, dont l’issue, il faut dire, s’est manifestée comme la haine ou l’amour. Pas de juste milieu. Si l’on veut, pas d’indifférence. L’impossible à supporter c’est, selon Lacan, la définition clinique du réel. Eh bien, en première approximation, et précisément pour m’écarter de la tentation que représente pour moi, en effet, la vie des hommes illustres, je dirais que dans « Vie de Lacan », Lacan est un des noms du réel, et que la « Vie de Lacan » sort du registre de l’imitation et que c’est ce que répercutent les anecdotes à son propos, certaines exactes d’autres inventées, mais toutes quand elles s’accréditent donnent le sentiment de l’inimitable. Peut-être la raison doit-elle en être cherchée dans ceci : qu’il n’y a pas de sens commun du réel.

forcer raison et réalité à s’aligner

Bon. Évidemment c’est une hypothèse régulatrice que de dire Lacan est un des noms du réel. La question est de savoir comment ça s’est traduit dans sa vie par quelles attitudes, par quelle position subjective. À quoi avait-on affaire quand on avait à faire avec Lacan ? À bien des choses mais j’isolerai celle-ci : c’était quelqu’un qui ne voulait pas entendre raison. Et je dois reconnaître que bien des fois j’ai joué auprès de lui le rôle d’un Philinte auprès d’Alceste. Philinte, c’est celui qui se fait le messager du calcul d’opportunité, le messager de l’ordre du monde. Et si je veux être véridique je dirais que tout de même, quelquefois, j’ai été écouté par Lacan. Mais dans tous les cas, son premier mouvement à l’endroit du discours voulant lui faire entendre raison était un non, un refus. La sagesse, c’est toujours de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Et le « faire entendre raison » fait toujours raisonner un appel à se conformer, à s’adapter. Eh bien, si vous présentiez les choses comme ça à Lacan, aucune chance d’obtenir son assentiment. L’attitude Lacan, c’était de tenir la place du réel ; il vous laissait à vous la raison et la réalité. L’attitude Lacan que j’appelais son premier mouvement, sa postulation, c’était l’attitude inflexible, intraitable, c’était de se dérober à toute transaction, à tout accommodement, à tout tempérament et de s’établir dans une opposition polaire entre réel et raison. Le réel n’entend pas raison.

Alors, vu du point de vue de ce que j’appelle ici la raison, je pourrais préciser la raison avant Freud, puisque Lacan a écrit la raison après Freud, depuis Freud, c’est le sous-titre de son « Instance de la lettre ». Du point de vue de cette raison, le réel est irrationnel, extravagant. Mais du point de vue de Lacan, il s’agissait toujours au moins d’abord, je parle de premier mouvement, après tout c’est aussi Lacan que le second mouvement, mais à son point d’origine son attitude fondamentale, foncière, première, primordiale, c’est de forcer raison et réalité à se conformer au réel qu’il se voue à incarner, forcer raison et réalité à s’aligner. Et donc la charge de l’adaptation est renvoyée sur la réalité, c’est-à-dire aussi bien sur les autres. Vous aurez à vous en arranger. Et c’est un fait : plus souvent qu’à son tour Lacan obtenait en effet que la réalité se conforme à son désir. Ça suppose obtenir ça, ça suppose une extraordinaire surdité à la voix de la raison et fait voir ce qu’il y a dans la voix de la raison de couardise et de découragement.

homme de désir…

En cela la vie de Lacan  n’est pas une invitation à le dessiner en grand homme mais en homme de désir. Et de cette perspective, je crois apercevoir que dans ce qu’il a enseigné et pour lui l’enseignement authentique supposait qu’on en ait payé le prix dans sa vie, qu’on en ait saigné d’enseigner. Dans son enseignement, ce qu’il a appelé le désir et bien entendu on en trouve les références, les étayages dans Freud, dans le Wunsch freudien, on trouve aussi des étayages dans La phénoménologie de l’esprit de Hegel, dans le Begird mais ce qu’il a appelé le désir, qu’il s’est efforcé de construire sous ce nom et que je prends ici par ce qui en attient à sa vie, le désir est un des noms du réel.

…paradoxal, déviant, erratique, excentré, scandaleux

Le désir, il le décrit dans « La direction de la cure » – page 690 du volume des Écrits – comme paradoxal, déviant, erratique, excentré, voire scandaleux.

Eh bien reparcourant cette série d’adjectifs, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il s’applique fort bien à la vie de Lacan. Le désir est une figure du trop, le désir est trop par rapport à la mesure que l’on peut prendre dans le besoin. Et c’est ce que veut dire le mot de « besoin ». Le besoin comporte un appel mais avec cet appel sa limite : le besoin vient à satiété. Il y a le moment où on dit : c’est assez, je suis rassasié, je ne suis plus assoiffé. Donc en impliquant dans sa construction le concept de « besoin » Lacan établit le désir dans la position du trop. Et c’est ce trop qui a toujours hanté les sagesses. La sagesse, c’est une invitation à la sagesse, parce que le secret de toute sagesse, c’est qu’elle a le savoir du trop et qu’elle est animée par le désir – disons le mot – de le réduire. Le trop, c’est l’envers de la sagesse l’accompagnant comme son ombre et c’est ce que Lacan laisse entendre, pointe, quand, dans la même page il ajoute, la même page où il a énuméré les extravagances du désir, il ajoute : « C’est même là un fait trop affirmé pour ne pas s’être imposé de toujours aux moralistes dignes de ce nom ». Nous l’avons vu la dernière fois, en prenant au plus simple la fable de La Fontaine intitulé « Rien de trop » ou encore cette introduction à la bibliomanie où un moraliste qui s’avère digne de ce nom, bien que presque inconnu, isole cette fonction de l’excès dans la passion d’accumuler le livre. De toute façon « rien de trop », c’est un précepte. Le meden agan dont je parlais la dernière fois, c’est une injonction, c’est l’énoncé d’un devoir, c’est la prescription d’un effort. Et donc par ce statut même, c’est formuler le « rien de trop » c’est en creux reconnaître un fait, le fait de l’excès pour s’évertuer à le réduire.

En ce sens, la « Vie de Lacan » demanderait à être lue comme celle d’un homme de désir. Un homme de désir qui n’a, au fond, jamais aspiré à être un sage, qui a considéré que la sagesse, les efforts vertueux qu’elle enjoint d’accomplir est en fait couardise au regard de l’insistance du désir. Là, on peut dire que par ce trait, Lacan s’est démontré dans sa vie comme dans son enseignement paradoxal, au sens étymologique allant contre la doxa, allant contre l’opinion commune, l’opinion commune qui, depuis la nuit des temps, célèbre la sagesse. Il ne pouvait avouer l’excès qu’en entreprenant aussitôt de le limer, de le ramener à la mesure. Les Grecs faisaient même de l’excès – dénommé Ubris, la démesure – un péché contre la divinité et il n’y avait pas d’injonction plus sacrée que celle qui proscrivait pour l’homme la démesure, laquelle empiète sur la souveraineté des dieux. Cette injonction a roulé à travers la philosophie, a été sanctifiée dans le christianisme, a inspiré l’âge classique et continue aujourd’hui d’être présente dans les prescriptions de l’hygiénisme contemporain. Et Lacan est de ceux, très peu nombreux, qui se sont inscrit en faux contre cette doxa. Et en cela, il est juste de dire qu’il s’est montré paradoxal.

La déviance, je veux dire, était dans la vie de Lacan manifeste, manifeste dans son refus permanent de la norme, ce refus qui inspirait jusqu’à son vêtement. On a parlé de son dandysme et on pourra y revenir. Je le prends là par le biais où il était un original vestimentaire et parfois un précurseur, dans cet ordre de choses. Cette déviance, les anecdotes à son propos ne cessent pas de la souligner : les cigares ne ressemblant à ceux de personnes, tordus ; après avoir porté, ce qui était peu commun, le nœud papillon, d’en être venu à la chemise Mao, faite sur mesure. Jusque dans les petites choses, il y avait là le refus de la norme et, il faut dire, le refus de passer inaperçu.  Ah, c’est là!  Enfin il faut pouvoir le supporter n’est-ce pas, de ne pas passer inaperçu, de ne pas se dissimuler dans la multitude mais au contraire d’intensifier le paraître.

Là, Lacan, dans la civilisation du XXe siècle, portait quelque chose de l’étoffe baroque qui faisait au contraire de l’ostentation une valeur positive. Lacan était ostentatoire et, par-là, il attentait aux semblants communs. Il y avait là en effet une attitude primordiale de ne pas se fondre dans le paysage mais de faire tache, et donc de dire. Il était en permanence, mobilisé par le désir d’attirer l’attention. Alors, bien sûr, il attirait l’attention sur des mots de Freud qui étaient passés inaperçus. Mais il y avait chez lui ce que je pourrais déprécier en l’appelant un côté m’as-tu-vu, sauf que sûr on l’avait vu, on l’avait vu et entendu. Et cette ostentation marque aussi bien son style d’enseignement, au moins son énonciation, qui était fait d’incessants points d’exclamation. Il est des morceaux de Lacan où tout apparaît fondamental, primordial, essentiel. Autant d’adjectifs dont il était prodigue et qui soumettait l’auditoire, soumettait chaque auditeur, à une surexcitation conceptuelle. C’était dans cet élément que se déployait son énonciation, ce qui fait d’ailleurs qu’on a longtemps considéré que c’étaient des éructations oraculaires et qu’on s’est surpris, une fois que l’énoncé était déposé sur le papier, étudié, redressé, qu’en fait on avait là des argumentations parfaitement construites mais qui se donnaient à voir et à entendre dans le registre de l’ostentation. Et l’argument, même chez Lacan, ne négligeait pas cette composante et que pour avancer ce qu’il avait à dire, il ne répugnait pas à faire tomber un préjugé faisant obstacle par un argument de mauvaise foi. Ce qu’il appelait sidérer l’auditoire, et il ne répugnait pas à sidérer l’auditoire si c’était à ce prix qu’il pouvait faire tomber d’un croche-pied un préjugé, pour pouvoir lancer l’avancée de sa pensée. Ensuite il serait bien temps de rafistoler les choses, d’affermir les fondements, après-coup. Dans le premier moment, on sent dans son énonciation même la volonté de faire le trou coûte que coûte et, en effet, en ne s’inquiétant pas là de dévier par rapport à la norme logique.

Et donc, il y a dans l’enseignement de Lacan, celui de ses séminaires, il y a des moments voyous, des moments où il s’agit de faire baisser la garde à l’autre pour pouvoir le mettre KO et, à ce moment-là, pouvoir avancer ce qu’il s’agit de faire passer.

Erratique : en effet il y avait dans la vie de Lacan des conjonctures où il apparaissait erratique, c’est-à-dire où on était bien en peine de reconstituer la loi de sa conduite. Combien de fois ai-je entendu ses proches ou ses élèves dirent qu’ils ne savaient pas comment il allait prendre ça. Ça dit simplement qu’en effet il projetait au moins la semblance de ce qu’il assigne au réel quand il dit « le réel est sans loi » et Lacan dans sa vie, dans les échanges qu’il avait avec les autres, pouvait apparaître en effet comme sans loi ou guidé par le caprice. Mais, après-coup, ce caprice pouvait apparaître comme fondé. Mais ne le réduisons pas à une simple apparence. Lacan se donnait droit à la fantaisie, à sa fantaisie ce qui n’est, au fond, rien d’autre que de faire place à sa propre singularité sans entrer dans la raison des autres et sans motiver parce que motiver, on peut toujours le faire. Eh bien il y avait chez Lacan ces moments d’éruption immotivés qui engendraient la surprise mais, si on le prenait bien, aussi un sentiment d’allégement extraordinaire par rapport à l’ordre du monde.

Le mot de fantaisie, il l’employa dans une circonstance amère : quelques mois avant sa mort, le moment où on lui découvrit, la médecine, un cancer. C’était quelques jours après la dissolution de l’École freudienne de Paris et nous étions très peu à le savoir, avec lui, je dirais quatre ou cinq. Ses médecins le pressaient de se faire opérer et ses médecins prenaient comme relais la fille de Lacan pour l’obtenir de lui. Il disait non et on arrêta d’essayer de le persuader lorsque sa réponse fusa sur le mode suivant : –  » Mais enfin pourquoi refusez-vous ? » – « Parce que c’est ma fantaisie ». Cette fantaisie, l’emploi de ce mot même, témoignait d’une position irréductible par rapport à quoi les bonnes intentions, ceux qui voulaient son bien, n’avaient qu’à s’aligner. Après-coup, d’ailleurs, je me dis que c’était bien vu de sa part puisque lorsqu’en effet il fut opéré, la chose ayant évolué jusqu’à empêcher l’organisme de fonctionner, eh bien, en effet,  il ne réchappa pas de cette opération. Et donc, on peut aussi penser que son refus quelques mois plus tôt lui avait valu quelques mois de vie. Donc cette fantaisie était peut-être, était sans doute en fait beaucoup plus sage que la sagesse des autres.

Lacan dit aussi « le désir excentré » et certainement il a été, lui, dans sa vie, dans une position excentrée alors que la psychanalyse, le mouvement psychanalytique s’était équilibré dans un vaste organisme international – l’Association internationale. Au fond, il s’est arrangé pour s’excentrer de cette institution et s’en retrouvé excommunié. Tout ça fait sans doute que Lacan a été, semble-t-il, toute sa vie entouré de murmures qui le désignaient comme scandaleux, comme une pierre de scandale, comme celui qui, dans les clichés qu’on a de lui, les clichés un peu ancien quand les appareils étaient lents, celui qui, quand tout le monde sourit à l’objectif, visiblement tourne la tête de telle sorte qu’il est flou sur l’image. Eh bien il est flou sur l’image, il ne se conforme pas à cette présentation souriante.

« disons que le désir, c’est la dynamique du réel
tandis que la jouissance prend le réel comme immobile, comme invariable »

Je disais que le désir était un des noms du réel. Mais il y en a un autre vers lequel Lacan a progressé dans son enseignement et qui s’appelle la jouissance. Disons que le désir, c’est la dynamique du réel tandis que la jouissance prend le réel comme immobile, comme invariable. Et si l’on veut, au regard de la jouissance, le désir n’est qu’un semblant et d’abord parce que le désir n’attrape rien ; le principe du désir, disons-le, le principe du désir est hystérique c’est-à-dire que c’est l’insatisfaction. Le désir réitère, se soutient de réitérer un « ce n’est pas ça », et donc tend incessamment vers autre chose, une Autre chose qui atteinte ne sera pas ça non plus, ce qui fait que on peut mettre la majuscule à l’adjectif Autre, dans Autre chose.

Le désir en cela, comme Lacan l’avait isolé, le désir est foncièrement dans sa phase la plus profonde désir de rien. Le désir dont le principe, dont la loi est le « ce n’est pas ça », n’a pour objet que le rien, n’a pour objet rien qui est. Et c’est pourquoi Lacan avait pu dire que, quand il se référait à la réduction rhétorique, la réduction de la rhétorique accomplie par Jacobson, que le désir n’est que la métonymie d’un manque, n’est que le manque répercuté, multiplié, véhiculé par des signifiants successifs et donc le désir ne se conclut jamais que sur rien, le rien, si l’on veut, est sa vérité. Lacan l’exprime dans sa « Proposition sur le psychanalyste de l’école», où il a introduit la passe, dans les termes suivants : la prise du désir n’est rien que celle d’un désêtre. Il disait : il n’attrape rien. On ne peut que nier que ce soit ça et donc aspirer à autre chose. Et, en cela, il y a une gonfle du désir. Une analyse accomplit dans la règle un dégonflage du désir, met en évidence le désêtre sur quoi le désir ne peut jamais que déboucher : ce ne sera jamais ça. Et là, disons que du côté de l’être et du discours sur l’être, qu’on appelle dans la philosophie l’ontologie, il n’y a que manque. Disant cela, je songe que la première fois que je me suis adressé à Lacan, que je lui ai adressé la parole et c’était en public, dans son Séminaire des Quatre concepts fondamentaux, à la fin de la deuxième leçon – il laissait parler ceux qui voulaient s’y risquer -, je l’avais interrogé sur l’expression qu’il avait une fois employée qui m’avait paru singulière : de « manque ontologique« .

ontique et ontologie

Ici, je crois que je me l’explique à moi-même – et plutôt plus clairement que Lacan m’avait répondu d’ailleurs – du côté de l’étant, à distinguer de l’être, l’étant ce sont les choses qui sont, qui existent. Pour simplifier, du côté de l’étant le discours philosophique s’appelle l’ontique, par opposition à l’ontologique. L’ontologie psychanalytique, au fond elle commente le manque, la faille, la castration, le moins-Un, la barre, et il y a dans la psychanalyse aussi, en revanche, une ontique et cette ontique est ouverte par la référence à la jouissance, par ce que, dans le langage de Freud, on désignait comme le point de vue économique. Eh bien, la jouissance est un nom plus puissant pour le réel que n’est le désir. On peut même dire que la jouissance est voilée par le désir, que le désir est voile de jouissance comme le manque est voile du trop. L’insatisfaction ressentie, l’insatisfaction qui s’éprouve au niveau mystérieux qu’on appelle la conscience, l’insatisfaction est foncièrement une illusion, au regard de la jouissance, c’est-à-dire qu’elle en constitue comme le refoulement : c’est la jouissance inconsciente qui s’éprouve comme insatisfaction. La psychanalyse, celle que vous faites, a pour résultat dans le meilleur des cas que la jouissance inconsciente puisse s’éprouver comme satisfaction et je pourrais même dire se conclure par une réconciliation avec votre trop.

sinthome

C’est ce que Lacan illustrait, il était visiblement adéquat à son trop, il le portait, il pouvait l’exhiber. C’est ça le principe de son ostentation, sans doute ça pouvait prendre l’aspect d’une ostentation imaginaire mais elle était fondée sur une réconciliation réelle. C’est ce qu’exprime le terme que Lacan a fait monter dans son dernier enseignement, celui du sinthome, comme mode de jouir pour qualifier le mode de jouir par rapport à quoi, autour de quoi, gravitent désir, fantasme et satisfaction. « Vie de Lacan » demanderait à être conçu comme son sinthome. Et pour le faire, il faudrait pouvoir se demander qu’est-ce qui apparaissait de son mode de jouir ?

Eh bien d’abord, je l’ai dit, dans son rapport à l’autre son mode de jouir se mettait en scène par choquer l’autre, le scandaliser, le sidérer. Son rapport à l’autre comportait toujours au moins la perspective d’un forçage, à savoir le pousser dans ses derniers retranchements. Alors pour pousser quelqu’un dans ses derniers retranchements ça peut passer par accueillir ses premiers retranchements. Ça demande justement de faire patte de velours et Lacan était exquis dans l’exercice patte de velours, démonstratif. Évidemment, la démonstration de la patte de velours était elle-même ostentatoire ; une courtoisie si extrême qu’elle en devenait inquiétante ; une affection soudaine et débordante, une minutie, une délicatesse, elle-même soulignée : ne suis-je pas infiniment délicat avec vous ? Et une fois l’oiseau mit dans sa cage, alors lui passer un petit garrot et se mettre à serrer et en effet, alors, arriver aux derniers retranchements.

Ce qui fait que le mode de jouir de Lacan, je crois, passait tout à fait par l’interprétation, l’interprétation qui se fait au niveau du refoulement et qui consiste à débusquer dans le discours de l’Autre son « je ne veux pas dire ». Mais il opérait aussi en deçà du refoulement, en s’appliquant – et en ce sens j’y vois le sinthome de Lacan – en s’appliquant à déjouer la défense de l’Autre. La défense – c’est un terme de Freud – qu’il situe en deçà du refoulement et qui, en terme de l’enseignement de Lacan, n’est pas du niveau du signifiant. Le refoulement joue au niveau de la chaîne signifiante ; ce que Freud désigne comme la défense se tient en rapport avec ce que nous pouvons désigner comme la jouissance. Autrement dit, en ce sens, la défense selon Freud, c’est ce qui, chez Lacan, s’appelle mode de jouir. Alors que le refoulement, c’est un mode de dire. Le sinthome de Lacan allait jusqu’à, au moins cerner, forcer, déranger le mode de jouir de l’autre. Seulement, il faut dire, cette opération, elle n’a de sens, elle n’a de portée, qu’à prendre l’Autre un par un. Elle ne peut s’accomplir que si l’Autre est pris un par un et non pas en masse, non pas dans le grand nombre. On ne peut pas faire ça avec une multitude.

enseignement et direction d’École

Je rends compte par là de ce qui me paraît avéré que Lacan n’a nullement désiré, n’a nullement jouit d’être chef d’École. Il n’est devenu chef d’École qu’à 63 ans et quand il n’a pas pu faire autrement. C’était un choix forcé, il faut bien dire. C’est un choix où lui-même a été forcé, c’est son mode de jouir à lui qui a été dérangé par ça et il a essayé de s’en accommoder. Ce choix a été forcé, ce choix de devenir un chef d’École a été forcé par le choix qu’il a fait, par l’acte qu’il a fait, de ne pas se conformer au sens commun des psychanalystes, tel que ce sens commun s’est trouvé exprimé par l’instance internationale issue de la cuisse de Freud. En effet, cette instance avait prononcé une censure de sa déviance dans la pratique analytique, et dans l’acte de refuser la sentence, il s’est trouvé précipité dans la position de chef d’École. Tout montre que si on avait su fermer les yeux sur ses supposés manquements, il aurait continué à enseigner, à pratiquer ses séances courtes, et puis, il n’aurait pas du tout fait le même bruit dans le monde.

Il est devenu chef d’École en 1964, il a été censuré en 1963, il est devenu enseignant en 1951 à la demande de ses analysants. Et il évoque ça dans l’opuscule que j’ai publié sous le titre Mon enseignement, la place où il est venu, ce qui l’a mis en posture d’enseigner comme il s’explique. Et il le dit avec une certaine désinvolture qui montre qu’il ne prend pas sa vie pour un destin, qu’il ne tombe pas sous le coup de cette illusion que sa vie serait un destin, même si, après-coup, ça s’ordonne pour nous et sans doute pour lui. Cette place – dit-il, – cette place d’enseignement où il est venu, est à inscrire au registre de ce qui est le sort commun. On occupe la place où un acte vous pousse, comme ça, de droite ou de gauche, de bric ou de broc. Il s’est trouvé des circonstances qui étaient telles que ce à quoi, à vrai dire, je ne me croyais pas du tout destiné, eh bien, il a fallu que j’en prenne la corde en main. Je le prends à la lettre  : il ne se croyait pas destiné à enseigner. Son mode de jouir n’indiquait pas qu’il était fait pour enseigner, que c’était pré-ordonné, il ne faut pas dans la vie de Lacan impliquer cette téléologie, il faut admettre le caractère hasardeux dont il dit que c’est le sort commun. C’est-à-dire que la vie humaine se déroule dans le registre de la contingence. Et ce qui l’a poussé à une place, dit-il, c’est un acte, c’est l’acte. C’est, dans les deux cas, pour l’enseignement ou pour l’École, un refus et un acte, au fond, qui dépasse l’intention de l’agent. Un acte, c’est ce qui, dans une vie, prend valeur de réel par rapport à quoi la réalité se recompose et s’ordonne. Un acte développe des conséquences inattendues et Lacan s’est mis dans la voie de ces conséquences, dans le fil de ces conséquences. Il a pu dire qu’il n’avait fait que laisser passer, que se laisser traverser par des forces qui le dépassaient et qui l’ont mis à sa place. C’est ce qu’il exprime en disant j’ai pris la corde en main, c’est-à-dire que l’acte faisant fonction de réel, il a tenu la rampe, il s’est accroché à la corde qui pendait à ce roc, si je puis dire.

seul contre tous

Et là, il a été logicien, c’est-à-dire que de la conséquence est en effet sortie une nécessité, une continuité. Mais il faut bien dire que le mode de jouir de Lacan n’apparaît pas comme essentiellement lié au nombre, il n’apparaît pas comme lié à la multitude et qu’à cet égard ni l’enseignement ni la direction d’École ne permettent de dire que là était son sinthome. Il a toujours eu par rapport au nombre, le même recul romantique que Baudelaire, même s’il dit qu’il ne faut pas céder à cette rêverie romantique justement parce qu’il dit. Il y a chez Lacan, il y avait chez Lacan, au contraire, un aristocratisme confinant à l’unicité. Il y a un point, il y a un morceau de Hegel qui revient incessamment dans l’enseignement du premier Lacan et qui est celui de la loi du cœur. Et la figure de la loi du cœur c’est un moment de la subjectivité qui est le moment de l’exception, le moment où Un tout seul se dresse contre l’ordre du monde. C’est une figure, une figure malheureuse, une figure qui finit par échouer, du « seul contre tous ». Eh bien je pense que si Lacan y revient aussi souvent, s’il explique aussi souvent qu’il ne faut pas tomber dans la loi de cœur comme l’a bien démontré Hegel, et qu’à y tomber, on n’échappe pas au contrecoup social, c’est parce que son mode de jouir est là beaucoup plus sollicité que par le nombre, que par l’enseignement et que par le diriger. Le sinthome de Lacan consonne avec ce « seul contre tous », et s’il a fait une critique aussi pertinente du personnage d’Alceste, c’est peut-être, c’est sans doute, c’est en tout cas mon hypothèse, qu’il partageait avec lui la passion de démontrer à tous son unicité. Derrière le trop, il y avait l’unique et Lacan n’est pas passé très loin de démontrer son unicité dans l’isolement de la victime. Mais aussi, il a su se garder des contrecoups sociaux et ainsi ne pas faire trop de vagues.

À la semaine prochaine.

Applaudissements.

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